30
Je me demandais comment était l’intérieur de la grotte. Je n’avais aucune envie d’entendre les voix de l’enfer, mais les chants du ciel, oui.
Je réfléchis et décidai de ne pas m’y arrêter. J’avais un long voyage devant moi et il était trop tôt pour me reposer.
J’allais repartir lorsqu’une voix m’appela. C’était une voix de femme qui semblait surgir de nulle part.
— Ashlar, je t’attendais.
Je me retournai et fouillai les environs du regard. Ce sont les Petites Gens, me dis-je. C’est encore une de leurs femmes qui veut me séduire. Je m’apprêtais à repartir lorsque j’entendis à nouveau la voix, douce comme un baiser.
— Ashlar, roi de Donnelaith, je t’attends.
Je regardai vers le petit taudis et ses lumières vacillantes dans l’obscurité et je la vis. C’était une femme aux cheveux roux et à la peau très pâle. C’était une humaine, une sorcière. Elle en avait l’odeur, ce qui signifiait qu’elle avait probablement du sang de Taltos.
J’aurais dû passer mon chemin. Je le savais. Les sorcières sont toujours source d’ennuis. Mais elle était si belle et, dans la pénombre, elle ressemblait un peu à Janet.
Tandis qu’elle s’approchait de moi, je vis qu’elle avait les yeux verts écartés de Janet, son nez droit et une bouche que l’on aurait crue taillée dans le marbre. Elle avait les mêmes petits seins tout ronds et un long cou gracile. Quant à ses superbes cheveux roux, ils avaient toujours éveillé le désir chez les Taltos.
— Qu’est-ce que tu me veux ? lui demandai-je.
— Viens faire l’amour avec moi, répondit-elle. Viens dans ma maison, je t’invite.
— Tu es folle ! répondis-je. Tu sais ce que je suis. Si je couche avec toi, tu vas mourir.
— Non, dit-elle. Pas moi.
Et elle se mit à rire.
— Je mettrai au monde le géant.
Je secouai la tête.
— Rentre chez toi et estime-toi heureuse que je ne me laisse pas tenter. Tu es très belle. Un autre Taltos se laisserait faire. Qui te protège ?
— Viens, dit-elle. Entre dans ma maison.
Elle se rapprocha. À travers les branches, la lumière dorée des dernières lueurs du jour éclaira ses magnifiques dents blanches et ses seins sous sa blouse de fine dentelle.
Après tout, qu’est-ce que je risquais à m’étendre près d’elle, à poser mes lèvres sur ses seins ? Non. C’est une sorcière. N’y songe même pas.
— Ashlar, dit-elle. Tout le monde connaît ton histoire. Nous savons que tu es le roi qui a trahi les siens. Tu ne veux pas demander aux esprits de la grotte comment te faire pardonner ?
— Pardonner ? Seul le Christ peut me pardonner mes péchés, mon enfant. Je m’en vais.
— Tu crois vraiment que le Christ a le pouvoir d’annuler la malédiction de Janet ?
— Arrête de te moquer de moi, dis-je.
J’avais envie d’elle, et plus j’étais fâché, plus je me fichais de ce qui pouvait lui arriver.
— Viens avec moi, dit-elle. Viens boire la potion que je tiens auprès du feu. Ensuite, tu iras dans la grotte et tu verras les esprits qui savent tout, roi Ashlar.
Elle vint jusqu’à mon cheval et posa une main sur la mienne. Le désir monta en moi. Elle avait le regard pénétrant des sorcières et j’avais l’impression d’y voir l’âme de Janet.
Je ne m’étais pas encore décidé qu’elle m’aida à descendre de ma monture et m’entraîna à travers les fougères.
La petite hutte était répugnante et effrayante. Il n’y avait pas de fenêtre. Au-dessus du feu pendait une marmite. Mais le lit était couvert d’un drap brodé très propre.
— Digne d’un roi, dit-elle.
Je promenai un regard circulaire sur la pièce et aperçus une porte entrouverte en face de celle par où nous étions entrés.
— C’est l’entrée secrète de la grotte.
Elle embrassa soudain ma main et m’attira sur le lit. Puis elle se dirigea vers la bouilloire et me remplit une tasse.
— Bois, Majesté, dit-elle. Et les esprits de la grotte te verront et t’entendront.
Ou alors c’est moi qui les verrai et les entendrai, me dis-je. Dieu seul sait ce qu’elle a mis là-dedans. Peut-être les herbes et les huiles qui rendaient les sorcières folles et capables de danser comme les Taltos sous la lune. Je connaissais leurs ruses.
— Bois, c’est sucré, dit-elle.
— Oui. Je sens l’odeur du miel.
Je regardai dans la tasse, bien résolu à ne pas en boire une goutte. Lorsque je levai les yeux, je la vis sourire. Je lui rendis son sourire et soudain, je m’aperçus que je portais la tasse à mes lèvres. J’en avalai une longue gorgée et fermai les yeux.
— Et si…, murmurai-je, et si c’était une potion magique ?
Je me sentais dériver.
— Fais-moi l’amour maintenant, dit-elle.
— Non, c’est trop dangereux pour toi, protestai-je.
Mais elle était déjà en train de m’ôter mon épée et je la laissai faire. Je me levai pour aller fermer la porte, puis revins m’allonger sur elle. J’ouvris sa blouse et la vue de ses seins faillit me faire pleurer. Comme j’avais envie du lait de Taltos ! Cette sorcière n’était pas mère, elle n’avait pas de lait, mais j’avais une envie irrépressible de sucer ses seins, de mordiller ses mamelons et de les lécher avec ma langue.
Elle ne risque rien, me dis-je. Et lorsqu’elle sera humide de désir, je mettrai mes doigts dans ses lèvres cachées et je la ferai jouir.
Je commençai à téter ses seins, à l’embrasser et à la caresser. Sa peau était ferme et jeune. J’adorais la façon dont elle gémissait et le contact de son ventre blanc contre ma joue. Je lui enlevai sa jupe et vis que ses poils étaient aussi roux que ses cheveux, flamboyants et bouclés.
— Ma belle sorcière, murmurai-je.
— Prends-moi, roi Ashlar.
Tétant ses seins de plus belle, je me refusais toujours à la prendre. Elle est folle mais elle ne mérite pas de mourir, me disais-je. C’est elle qui plaça mon sexe entre ses jambes, en appuyant l’extrémité contre le sien et, soudain, incapable de me retenir davantage, je décidai de lui donner satisfaction.
Je la pénétrai violemment, sans plus d’égards qu’avec une Taltos, et la chevauchai pour son plus grand plaisir et le mien. Elle criait, gémissait, pleurait et appelait des esprits dont je ne connaissais pas les noms.
Ce fut tout de suite terminé. D’un air ensommeillé, la tête posée sur l’oreiller, elle m’observa en souriant.
— Bois, dit-elle, et entre dans la grotte.
Elle ferma les yeux pour dormir.
Je vidai la tasse. Pourquoi pas, au point où j’en étais ? Et s’il y avait quelque chose dans l’obscurité de ces profondeurs ? Un dernier secret qu’allait me livrer ma terre de Donnelaith. L’avenir qui m’était réservé serait probablement fait de souffrances et de désillusions.
Je quittai le lit, remis mon épée, paré à toute éventualité. J’attrapai une bougie de cire qui se trouvait à proximité, allumai la mèche et entrai dans la grotte par la porte secrète.
Je me retrouvai dans une galerie qui montait dans le noir. En suivant le mur de pierre, je parvins à un endroit large et frais d’où j’aperçus, tout au loin, une lueur provenant de l’extérieur. J’étais au-dessus de l’entrée principale.
Je continuai de monter en me dirigeant vers la lumière. Soudain, je m’arrêtai. Des crânes me regardaient. Des rangées interminables de crânes dont certains, très vieux, n’étaient plus que poussière.
C’était là que ces gens dont je vous ai parlé entreposaient les crânes de leurs morts. Ils croyaient que, en s’adressant à eux d’une certaine manière, les esprits pouvaient parler de l’intérieur de ces têtes.
Je me persuadai de ne pas prendre peur et, en même temps, je me sentais curieusement affaibli.
— C’est la potion, murmurai-je. Assieds-toi et prends un peu de repos.
Je m’assis contre le mur sur ma gauche et regardai vers la grande cavité et ses masques mortuaires qui me contemplaient en grimaçant.
La bougie m’échappa mais ne s’éteignit pas. Je tendis la main vers elle mais je fus incapable de l’attraper.
C’est alors que, levant lentement les yeux, je vis ma Janet.
Elle s’avançait vers moi. J’avais l’impression qu’elle n’était pas réelle. Une sorte de silhouette comme on en voit dans les rêves.
— Mais je suis bien éveillé, dis-je tout haut.
Elle hocha la tête, sourit et s’arrêta devant la bougie. Elle portait la même robe rose que lors de son supplice et, à ma grande horreur, je remarquai qu’elle était brûlée en bien des endroits. Ses longs cheveux étaient noircis aux extrémités et ses joues, ses pieds nus et ses mains étaient couverts de cendre. Mais elle était là, bien vivante, et auprès de moi.
— Qu’y a-t-il, Janet ? demandai-je. Tu as quelque chose à me dire ?
— Et toi, qu’as-tu à me dire, mon roi bien-aimé ? Je t’ai suivi du grand cercle du sud jusqu’à Donnelaith et tu m’as détruite.
— Assez de maléfices, esprit ! dis-je en me mettant à genoux. Donne-moi ce qui nous aidera tous. Je cherchais le chemin de l’amour et j’ai trouvé celui de la désolation.
Une expression étonnée passa sur son visage. Elle me prit la main et se mit à me parler à voix basse :
— Veux-tu trouver un autre paradis, mon maître ? Veux-tu construire un autre monument comme celui que tu as abandonné pour toujours dans la plaine ? Ou préfères-tu trouver une danse si simple et si gracieuse que tous les peuples de la terre pourront la danser ?
— La danse, Janet. Et notre ronde redeviendra une grande ronde pleine de vie.
— Et veux-tu créer un chant si doux qu’aucune espèce ne pourra y résister ?
— Oui. Et nous chanterons pour l’éternité.
Son visage s’illumina et ses lèvres s’écartèrent.
— Alors, écoute ce nouveau sort que je te jette.
Je me mis à pleurer.
Elle me fit gentiment signe de me taire, puis chanta ce poème sur un rythme rapide, à la façon des Taltos.
Vaine est ta quête, long est ton chemin
Ton hiver commence à peine.
Ces temps obscurs deviendront mythiques
Et la mémoire perdra son sens.
Mais lorsque tu verras enfin ses bras,
Écartés en signe de pardon,
Ne crains pas ce que fait la terre
Quand la pluie et les vents la martèlent.
La semence germera, les feuilles se dérouleront
Les rameaux s’épanouiront en fleurs
Que les orties jadis voulurent étouffer
Et que les hommes forts voulurent piétiner.
La danse, le cercle et le chant
Seront la clé du ciel,
Les voies jadis méprisées par les puissants
Seront leur ultime bienfait.
La caverne devenait de plus en plus sombre. Janet fit un léger geste d’adieu, sourit à nouveau et s’évanouit dans l’obscurité.
Je gravai ses paroles dans mon esprit pour toujours.
Il faisait pratiquement noir et je cherchai en vain la bougie. Me relevant rapidement, je décidai de retourner vers la lueur du feu qui brûlait toujours dans la petite hutte, au bout du tunnel que j’avais emprunté.
Je m’essuyai les yeux, fou d’amour pour Janet, envahi par un sentiment mitigé de douceur et de douleur. Je me hâtai de retourner dans la petite pièce chaude. La sorcière aux cheveux roux était toujours allongée sur le lit.
L’espace d’un instant, elle se transforma en Janet. La vraie Janet et non l’esprit qui m’avait regardé avec amour et avait prononcé des paroles annonciatrices de rémission.
C’était Janet se consumant dans les flammes, mourante, se tordant de douleur, les cheveux embrasés. Dans son agonie, elle tendit les bras vers moi. Je me mis à crier et me précipitai vers elle pour l’arracher aux flammes mais, brusquement, elle redevint la sorcière qui m’avait mis dans son lit et fait boire la potion.
Elle était morte, livide, et baignait dans une flaque de sang. La petite hutte était devenue sa tombe.
Je fis le signe de la croix et sortis en courant.
Mon cheval avait disparu et j’entendis les rires des Petites Gens.
Je ne savais pas quoi faire. Je leur fis face, les défiai de m’approcher et de se battre et, en une seconde, je fus cerné. J’en transperçai deux avec mon épée et mis les autres en fuite après qu’ils m’eurent arraché ma tunique verte, mon ceinturon de cuir et le peu d’effets qu’il me restait.
Tel un vagabond, je me retrouvai sans rien, à part mon épée.
D’instinct et en me repérant aux étoiles, ce que tout Taltos sait faire, je réussis à regagner la grand-route. La lune se levait et je pris la direction du sud, tournant le dos à mon pays, sans me retourner.
Je poursuivis mon chemin jusqu’au pays de l’été, comme nous l’appelions, Glastonbury, et je me tins sur le mont sacré ou Joseph avait planté l’aubépine. Je me lavai les mains dans Chalice Well et je m’y abreuvai.
Par la suite, j’allai rendre visite au pape Grégoire dans les ruines de Rome, puis je me rendis à Byzance et, enfin, j’atteignis la Terre sainte.
Bien avant que mes pas ne me portent jusqu’au palais du pape Grégoire, parmi les ruines des grands monuments païens de Rome, ma quête avait changé d’orientation. Je n’étais plus un prêtre, mais un voyageur, un chercheur, un érudit.
Je pourrais vous raconter des dizaines d’anecdotes sur cette période, y compris la façon dont j’ai fait la connaissance du Talamasca. Mais je ne connais pas son histoire. Je sais d’eux ce que vous savez déjà, et qui a été confirmé après la découverte du complot ourdi par Gordon et ses complices.
En Europe, j’ai rencontré çà et là des Taltos, mâles et femelles. Je me figurais qu’il en serait toujours ainsi, que, tôt ou tard, je trouverais l’un des nôtres pour discuter au coin d’un feu, nous rappeler le pays perdu, la plaine et tout ce qui comptait pour nous.
En 1228, je retournai finalement à Donnelaith. Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas rencontré de Taltos et je commençais à avoir des craintes. La malédiction de Janet était toujours gravée dans ma mémoire.
Je me présentai comme un Écossais solitaire se promenant dans les Highlands pour discuter avec les bardes connaissant les vieilles histoires et les légendes.
Mon cœur se brisa lorsque je constatai que la vieille église saxonne n’était plus là et avait été remplacée par une grande cathédrale, à l’entrée d’une grande ville marchande.
J’avais espéré revoir la vieille église mais je fus fort impressionné par la majestueuse cathédrale et l’énorme château des comtes de Donnelaith qui veillait sur toute la vallée.
Courbant le dos pour dissimuler ma taille, je m’appuyai sur ma canne pour descendre voir si ma tour et celles de mes amis étaient toujours debout dans la lande.
Je pleurai de joie lorsque je découvris que le cercle de pierre, loin des remparts, était toujours là dans les hautes herbes, symbole impérissable des danseurs qui s’y rassemblaient autrefois.
J’eus un grand choc lorsque je pénétrai dans la cathédrale et que, plongeant les doigts dans le bénitier, j’aperçus au-dessus de moi les vitraux de saint Ashlar.
Habillé en prêtre, les cheveux longs, je vis mon image sur le verre. Les yeux noirs qui me regardaient étaient tellement identiques aux miens que j’en eus peur. Stupéfait, je lus la prière écrite en latin :
Saint Ashlar, bien-aimé du Christ
Et de la Sainte Vierge,
Qui reviendra
Guérir les malades,
Consoler les affligés,
Atténuer la souffrance
De ceux qui vont mourir,
Sauve-nous
Des ténèbres éternelles,
Chasse les démons du vallon.
Sois notre guide
Vers la lumière.
Je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer. Je ne comprenais vraiment pas comment cela avait pu se produire. M’aidant toujours de ma canne, j’allai faire mes prières devant l’autel puis me rendis à la taverne.
Je payai le barde pour qu’il me joue toutes les vieilles chansons qu’il connaissait, mais aucune ne me disait rien. La langue picte n’existait plus et personne ne comprenait ce qui était écrit sur les croix du cimetière.
J’interrogeai le barde sur le saint. Il me demanda si j’étais réellement écossais pour ne pas savoir que le grand roi païen Ashlar avait converti toute la vallée au christianisme.
N’avais-je jamais entendu parler de la source magique avec laquelle il faisait des miracles ? Il me suffisait de descendre la colline pour la voir.
Ashlar le Grand avait construit la première église chrétienne à cet endroit en 586 avant de partir pour son premier pèlerinage à Rome, mais il avait été assassiné par des brigands avant même d’avoir quitté la vallée.
On avait mis ses saintes reliques dans une châsse, c’est-à-dire les restes de sa tunique ensanglantée, son ceinturon de cuir, son crucifix et une lettre que saint Colomban lui avait personnellement écrite. Je pouvais admirer dans la salle de lecture un psautier écrit par Ashlar lui-même dans le style des livres du grand monastère d’Iona.
— Je comprends, dis-je. Mais que signifie cette étrange prière et les mots « Qui reviendra » ?
— Ah, ça ? C’est toute une histoire. Allez à la grand-messe demain matin et observez bien le prêtre qui la dit. C’est un jeune homme de très haute taille, presque aussi grand que vous. Il n’est pas le seul, par ici. Mais il est Ashlar, celui qui revient. L’histoire de sa naissance est fantastique. Il paraît qu’il est né en sachant parler et chanter, et déjà prêt à servir Dieu. Il avait des visions du Grand Saint, de la Sainte Bataille de Donnelaith et de la sorcière païenne qui a été brûlée vive lorsque la ville s’est convertie.
— Et tout cela est vrai ? demandai-je, inquiet.
Était-ce un Taltos sauvage né d’humains ignorant qu’ils avaient de notre sang ? Non, c’était impossible. Quels humains pouvaient engendrer ensemble un Taltos ? Ce devait être un hybride, fruit d’un mystérieux géant qui s’était accouplé avec une femme ayant les pouvoirs des sorcières.
— Cela s’est déjà produit trois fois dans notre histoire, précisa le barde. Parfois, la mère ne sait même pas qu’elle est enceinte. D’autres fois, elle le sait au troisième ou au quatrième mois. Nul ne sait quand l’être dans son ventre commence à grandir et devient la réplique du saint qui revient parmi son peuple.
— Et qui sont les pères de ces enfants ?
— Ce sont de grands gaillards du clan de Donnelaith. C’est saint Ashlar qui a fondé cette famille. Mais, vous savez, il y a bien d’étranges récits dans ces bois. Chaque clan a ses secrets. Il ne vaut mieux pas en parler ici mais, parfois, il naît un enfant géant qui ignore tout du saint. J’en ai vu un de mes propres yeux. Il faisait une tête de plus que son père quelques instants après la mort de sa mère. Il était complètement ahuri et criait de terreur. Il n’avait aucune vision de Dieu mais passait son temps à parler du cercle de pierre païen ! Vous vous rendez compte ? Le pauvre ! Il s’est fait traiter de sorcier et de monstre. Vous savez ce qu’on leur fait, ici ?
— On les brûle.
— Oui. C’est horrible. Surtout lorsque la pauvre créature est une femme car, dans ce cas, on décrète sans procès qu’elle est l’enfant du diable. Vous comprenez ? Étant une femme, elle ne peut pas être le saint. Mais, vous savez, nous sommes dans les Highlands. Nos coutumes ont toujours été des plus mystérieuses.
— Est-ce que vous avez déjà vu vous-même une de ces femmes ?
— Non, jamais. Mais certains disent qu’ils ont connu des gens qui en ont vu. Une légende circule à propos des sorcières et de ceux qui persistent dans les coutumes païennes. On dit qu’ils rêvent de réunir une femelle et un mâle. Mais nous ne devrions pas parler de ça. Nous supportons la présence des sorcières parce qu’elles sont aussi guérisseuses. Mais personne ne croit à leurs histoires et l’on pense même qu’elles ne conviennent pas aux oreilles chrétiennes.
— Oui, je comprends très bien.
Je le remerciai.
Je n’attendis pas la messe pour voir le grand prêtre étrange. Je sentis son odeur dès que je m’approchai du presbytère. En ouvrant la porte, il sentit la mienne et nous nous dévisageâmes un moment.
Je retrouvai en lui notre gentillesse légendaire. Ses yeux étaient presque timides, ses lèvres souples et sa peau aussi fraîche et élastique que celle d’un bébé. Était-il vraiment le fruit de deux humains, un sorcier et une sorcière puissants, peut-être ? Croyait-il à son destin ?
Né en se souvenant, oui. Né en sachant, oui. Heureusement pour lui, il s’était rappelé la bonne époque, la bonne bataille et le bon endroit. Et maintenant, il exerçait le sacerdoce prévu pour nous des siècles auparavant.
Je vis qu’il avait envie de parler. Peut-être n’en croyait-il pas ses yeux ?
— Mon père, lui demandai-je en latin, êtes-vous réellement né d’un père et d’une mère humains ?
— Et de qui d’autre ? demanda-t-il, visiblement terrifié. Allez voir mes parents et demandez-leur, si vous voulez.
Son visage avait blêmi et il tremblait.
— Mon père, où sont les femmes de votre espèce ?
— Mais il n’existe rien de tel, protesta le prêtre.
Je voyais bien qu’il se retenait difficilement de fuir.
— Mon frère, d’où viens-tu ? me demanda-t-il. Demande pardon à Dieu pour tes péchés, quels qu’ils soient.
— Vous n’avez jamais vu de femme de votre espèce ?
Il secoua la tête.
— Je suis l’élu de Dieu, expliqua-t-il. L’élu de saint Ashlar.
Ses joues s’empourprèrent et il baissa la tête avec humilité, se rendant compte qu’il venait de pécher par orgueil.
— Adieu, alors, dis-je.
Et je partis.
Je quittai la ville et retournai aux pierres. Je chantai un vieux chant en me balançant d’avant en arrière dans le vent, puis je m’enfonçai dans la forêt.
L’aube se levait derrière moi lorsque je montai les collines boisées pour retrouver la grotte. L’endroit était aussi sombre et désolé que cinq cents ans plus tôt et le taudis de la sorcière avait disparu.
Aux premières lueurs du jour, alors qu’il faisait aussi, froid qu’en un début d’hiver, j’entendis une voix m’appeler.
— Ashlar !
Je me retournai et scrutai les bois.
— Ashlar le maudit, je te vois.
— C’est toi, Aiken Drumm ! criai-je.
Puis j’entendis son rire mauvais. Les Petites Gens étaient là, vêtus de vert pour se fondre dans le paysage. Je voyais leurs petits visages cruels.
— Il n’y a pas de grande femme pour toi ici, Ashlar, cria Aiken Drumm. Il n’y en aura plus jamais. Il n’y a plus aucun homme de ton espèce à part un prêtre miaulant né d’un sorcier et d’une sorcière et qui tombe à genoux dès qu’il entend nos cornemuses. Allez, viens ! Prends une petite fiancée, un beau petit morceau de chair bien fripée et tu verras ce que tu obtiendras. Et contente-toi de ce que Dieu te donnera.
Ils s’étaient mis à battre du tambour. Le grincement de leur musique était horrible, discordant mais étrangement familier. Puis les cornemuses se mirent de la partie. C’étaient les vieux chants des Taltos, ceux qu’ils leur avaient enseignés !
— Qui sait, Ashlar le maudit ? Tu pourrais avoir une fille d’une de nos femmes ! Viens avec nous. Nous avons plein de femmes pour te satisfaire. Réfléchis, ta Royale Majesté, une fille ! Et les grandes gens pourraient à nouveau régner sur ces collines.
Je fis volte-face et courus entre les arbres, ne m’arrêtant que lorsque j’eus rejoint la grand-route.
Aiken Drumm disait la vérité. Je n’avais trouvé aucune Taltos dans toute l’Écosse alors que c’était précisément ce que j’étais venu chercher.
Et que j’allais chercher pendant encore un millénaire.
Je ne croyais pas, par ce matin froid, que je ne reverrais plus jamais une jeune Taltos ou une femelle fertile. Combien de fois, par le passé, m’étais-je écarté du chemin de femelles ? Par égard pour lui, je n’aurais jamais voulu engendrer un jeune Taltos qui aurait souffert de naître dans un tel monde.
Et maintenant, où étaient-elles ces chéries à l’odeur si attirante ?
Des vieilles, des cheveux blancs, celles à l’haleine douce, celles qui n’avaient pas d’odeur, j’en avais rencontré des tas et en rencontrerais encore. Quant aux créatures sauvages et perdues ou bercées par des rêves de sorcières, elles ne m’avaient donné que de chastes baisers.
Dans la rue sombre d’une ville, j’ai senti une fois la forte odeur. Elle a bien failli me rendre fou car je n’ai jamais pu trouver d’où elle venait.
J’ai attiré plus d’une sorcière humaine dans mon lit.
Je la prévenais du danger de mes étreintes sauf quand je savais qu’elle était forte et pourrait porter mon enfant.
Qu’étaient devenues les Taltos femelles ? N’en restait-il plus une seule ? Au plus profond de l’Ecosse, dans les jungles du Pérou ou les plaines neigeuses de Russie, il devait bien y avoir encore une famille de Taltos, un clan dans une tour bien défendue !
Les dernières paroles de Janet ne pouvaient signifier que j’errerais pour l’éternité sans femelle.
Vous connaissez maintenant mon histoire.
Je pourrais vous raconter encore bien des détails sur mes voyages, mes occupations, les quelques Taltos mâles que j’ai rencontrés au fil des ans. Mais je m’en tiendrai là.
Vous savez, Michael et Rowan, comment le clan de Donnelaith a pris naissance. Vous savez comment le sang des Taltos est entré dans celui des humains. Vous connaissez l’histoire de la première femme brûlée dans cette magnifique vallée et l’endroit où les Taltos ont apporté le malheur, non pas une fois, mais à un grand nombre de reprises.
Janet, Lasher, Suzanne, leurs descendants, jusqu’à Emaleth.
Et vous comprenez maintenant, Rowan, qu’il ne faut pas avoir honte d’avoir abattu cette enfant, celle qui vous avait donné son lait. C’était le destin.
Vous nous avez sauvés tous les deux. Vous nous avez peut-être tous sauvés.
Ne pleurez pas pour Emaleth. Ne pleurez pas pour cette race singulière de gens aux yeux doux chassés de la terre il y a longtemps par une espèce plus forte. C’est la loi de la terre.
Pourrions-nous vivre ensemble aujourd’hui, les Taltos et les humains, dans ce monde où les humains ne cessent de se battre ?
Tribus, races, clans, familles.
Et comment mon espèce se débrouillerait-elle dans ce monde si elle revenait ? Les Taltos, de par leur gentillesse, seraient incapables de se défendre contre la férocité de l’homme et, en même temps, effraieraient les humains les plus innocents.
Choisirions-nous des îles tropicales pour reprendre nos jeux sensuels, danser et chanter ? Ou nous épanouirions-nous dans le royaume de l’électronique et de l’informatique, des films, des jeux virtuels, des mathématiques ? Serions-nous des obsédés de la physique quantique comme nous l’étions du tissage ? Qui sait quels progrès technologiques nous pourrions apporter à ce monde ?
Mon cerveau fait deux fois la taille de celui d’un humain. Je ne vieillis pas. Ma capacité à apprendre les sciences modernes et la science en général est sans bornes.
Et s’il naissait parmi nous un mâle ou une femelle plus ambitieux que les autres ? Un Lasher, par exemple, qui voudrait restaurer la suprématie de notre race. En l’espace d’une nuit, avec un seul couple de Taltos, il pourrait créer un bataillon d’adultes prêts à envahir les bastions de l’homme, à détruire les armes dont les hommes connaissent trop bien l’usage, à s’emparer de la nourriture et des ressources de cette planète surpeuplée.
Je préfère ne pas y penser.
Je n’ai pas opté pour cette voie. Lorsque j’ai voulu accomplir quelque chose par moi-même, dans cette société dans laquelle nous sommes, tout a été facile. Mon empire, mon monde n’est que jouets et argent. J’aurais aussi bien pu trouver un médicament pour diluer la testostérone de l’homme et faire taire en lui ses instincts belliqueux.
Que suis-je, en fin de compte ? Le dépositaire de gènes qui pourraient anéantir le monde ? Et qu’êtes-vous, les sorcières Mayfair ? Avez-vous transmis les mêmes gènes siècle après siècle pour que les Taltos mettent fin au Royaume du Christ avec leurs fils et leurs filles ?
Qui voudrait d’une telle gloire, à part de vieux poètes complètement fous vivant dans une tour et rêvant de rituels sur Glastonbury Tor ?
J’ai tué, le Talamasca est redevenu lui-même et nos secrets n’ont pas été éventés.
J’espère que nous sommes amis, vous et moi, et que nous ne tenterons jamais de nous faire du mal. Appelez-moi et je répondrai.
Je ne causerai jamais d’ennuis à Mona, votre sorcière aux cheveux roux, pas plus qu’à aucune de vos femmes.
Je suis seul. Ai-je été maudit ? Je l’ai oublié.
J’aime mon empire de choses petites et magnifiques. J’aime les jouets dont j’inonde le monde. Ces milliers de poupées sont mes enfants.
À leur façon, elles représentent ma danse, mon cercle, mon chant. Ce sont les symboles du jeu éternel, l’œuvre du ciel, peut-être.